2666

Expérience de théâtre hors norme partagée entre élèves de l’option théâtre et de TL  : 2666, l’adaptation du roman hors norme de l’écrivain chilien, Roberto Bolaño, par le metteur en scène Julien Gosselin et les artistes du collectif « Si vous pouviez lécher mon coeur ». Plus de 10 heures de spectacle, un théâtre d’aujourd’hui qui nous parle d’aujourd’hui. Magistral et absolument mémorable.

 

Le carnet d’Anaïs

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L’expérience d’un tumulte intérieur

par Anaïs

Cette expérience a été une véritable « gifle » théâtrale. Je ne savais absolument pas où ces 11 heures de spectacle allaient me mener. Mes attentes étaient multiples et grandes. Pourtant, elles n’ont constitué que le quart de dixième de ce qu’il m’a été donné de voir. La mise en scène était splendide : un bijou d’ingénieuses trouvailles techniques. L’objet caméra et le dispositif généré m’ont permis d’entrer dans une nouvelle dimension du spectacle. Ce n’était pas du voyeurisme ; bien au contraire, cela soulignait les matières et les textures. Cela permettait d’emporter les spectateurs dans la folle odyssée que constitue 2666.

Julien Gosselin a fait le pari osé d’adapter une œuvre romanesque, qui, en outre, traite de thèmes in-montrables, presque innommables. Le théâtre est avant tout, la mise en image d’un texte, la mise en écoute et la mise en ressenti d’écrits. Comment représenter le Mal dans toute sa force et sous toutes ses formes ? L’art, dont celui du théâtre, est-il l’outil capable de réaliser une telle prouesse ? Et bien Julien Gosselin nous le prouve par ce spectacle ! De plus, une poésie du langage, du geste et de l’image peuvent cohabiter avec ces thèmes.

J’ai eu l’impression tout au long de la représentation de lire le roman, d’être aspirée par les mots, de m’engouffrer dans une spirale littéraire d’une extrêmement finesse d’écriture, mais aussi, d’une incroyable densité, d’une grande force émotionnelle. Il est certain qu’un tel sentiment ne peut se décrire : il se vit. Ce spectacle donne aux spectateurs l’envie de lire, d’aller encore plus loin dans cette expérience et de rencontrer l’oeuvre romanesque. Cela nous pousse à nous tourner vers des sujets que nous aurions délaissés, sous prétexte qu’il est difficile de les aborder et que l’on ne peut pas nommer et décrire le Mal. Bien au contraire, c’est en ayant connaissance de son adversaire que nous le combattrons avec efficacité !

La durée de la pièce avoisinant les 9 heures, j’ai réellement pu créer un « lien » dans le domaine de « l’intime » avec les différents personnages, comme lorsque nous lisons un roman et que nous retardons la lecture des dernières pages, pour conserver ce lien avec les personnages qui s’y trouvent. La durée permettait un attachement du public aux comédiens et à l’histoire. On pourrait croire que passer autant de temps attentif et dans l’immobilité peut être long. Or cela n’a pas été le cas. Je n’ai absolument pas vu le temps passer. Certaines pièces qui ont des durées beaucoup plus courtes, m’ont parfois semblé très longues en terme de temps. Par ailleurs, le découpage en cinq pièces et leur contenu en lui-même donnaient un rythme intense à l’expérience, ce qui nous a permis de vivre ce spectacle sans fatigue intellectuelle et sans sentiment d’ennui. Cependant, je ne vous cache pas que malgré une attention soutenue durant la durée entière, la mémoire humaine étant sélective, je ne me rappelle pas de tout. Mais, si les images et les paroles s’envolent de mon cortex cérébral, mon cœur, véritable éponge émotionnelle, a enregistré à jamais des sensations, des sentiments qu’il avait rarement connus.

Nonobstant les thèmes extrêmement graves abordés, le public est sorti de cette expérience avec le sourire aux lèvres et empli d’enthousiasme. Certes, cela peut paraître paradoxal, mais ce fossé existe grâce au traitement que le metteur en scène et les comédiens ont apporté à cette œuvre. Le spectateur a pu être outré, choqué, horrifié, terrifié. Néanmoins, il a aussi été touché plus profondément par la beauté visuelle, la qualité du texte, les sentiments bouleversants que le spectacle a pu provoquer en lui… Toutes ces émotions réunies en une unique journée provoquent un véritable tumulte intérieur et c’est cela que le public cherche au travers du théâtre, de l’art en général. Des larmes m’ont été nécessaires, mais pas des larmes qui coulent sous la domination de la tristesse, mais bien celles qui vous font prendre conscience de l’expérience singulière que vous venez de vivre. Celle qui vous font prendre conscience de l’attachement et de l’attraction qu’une œuvre peut avoir sur vous : être touché dans son essence.

Il m’a été difficile de quitter physiquement et intellectuellement ce spectacle : on ne peut pas en sortir comme on y est rentré. L’esprit n’a de cesse de faire des renvois permanents entre cette pièce et la vie que nous vivons au quotidien. Le roman de Roberto Bolano s’inscrit dans le XXIème siècle, d’où l’origine de son titre 2666, d’une part le nombre 666 qui renvoie au diable et 2000 au siècle que nous vivons. Nous ne pouvons pas nier l’actualité des thèmes qui y sont traités.

Et si j’ai dû mal à conclure, c’est que je ne souhaite pas encore laisser cette œuvre de côté. Je vous invite même à pousser les portes d’un théâtre pour assister, tout comme nous l’avons fait, à cette expérience unique ! Je peux vous certifier que vous ne serez nullement déçu. Sur ces louanges, je salue une nouvelle fois Julien Gosselin, ses comédiens, les équipes techniques et toutes les personnes qui gravitent autour des théâtres pour faire vivre cet art, qui est, à mon sens, essentiel à l’humanité.