Par ses ruptures, May B. questionne la danse et le monde
Thibault
Maguy Marin est une chorégraphe française d’origine espagnole dont les créations marquantes bouleversent et divisent le monde de la danse depuis 1976. Sa chorégraphie emblématique, May B créé en 1981, est toujours jouée à l’heure actuelle (après plus de 900 représentations, ce qui la fait accéder au statut de pièce ayant le plus tourné d’Europe). Influencée par les travaux de Samuel Beckett, Marin conçoit cette pièce mêlant danse et théâtre, très marquée par l’idée de rupture. Rupture avec le conventionnel, la structure et la temporalité. Une pièce engagée, donc.
May B. est créée dans les année 80, époque durant laquelle la danse est un noble art cherchant à refléter une image de beauté et de grâce (comme dans la danse classique) ou de fluidité (dans des danses américaines en vogue à l’époque). Maguy Marin se dresse donc à contre courant en proposant cette pièce (qui sera d’ailleurs longtemps critiquée). En effet, les danseurs sont grimés de maquillage blanc les vieillissant, de costumes blancs et sales, de cernes et de prothèses (fausses oreilles trop grandes, faux nez, ventres grossissant…). Ils sont petits et courbés, les cheveux ébouriffés et émettent des borborygmes incompréhensibles. Leurs visages ne sont pas impassibles comme ceux des danseurs étoiles, mais animés d’émotions plus animales qu’humaines. C’est donc une danse de la contestation à travers l’esthétique de la laideur, que l’on peut rapprocher de la manière de la chorégraphe de Bûto japonaise, Carlotta Ikeda qui elle aussi transgresse les normes et interroge les codes communs de son pays en provoquant (notamment par l’érotisme et le grotesque).
Mais la rupture avec les conventions de la danse passe aussi par un questionnement de la chorégraphie et des mouvements. La légèreté de la danse classique est remplacée par une écriture du corps dans l’espace (accentuée par les marques de craie blanche que les danseurs laissent sur leur passage) et la fluidité par des déplacements saccadés et brutaux, parfois minimalistes se rapprochant du théâtre. Tout ceci a conduit à la critique de «non-danse» . Cet aspect est inspiré des ouvrages de Samuel Beckett, écrivain et dramaturge du XX°siècle qui a bouleversé M. Marin : «[…] La gestuelle et l’atmosphère théâtrale en contradictions avec la performance physique et esthétique du danseur [sont issues d’un] travail sur l’œuvre de S.Beckett […]»
Maguy Marin ne se contente pas d’innover dans la forme de la danse mais aussi dans la structure en rompant avec les principes de linéarité. Les changements de rythme sont nombreux, passant d’une extrême lenteur (voire de l’immobilité) à des accélérations brutales, les groupes se font et se morcellent, la ligne narrative semble disparaître au profit d’un cycle et l’on peut même s’interroger sur la cohérence du tout.
En effet la chorégraphe approfondit ses expérimentations chorégraphiques, jouant avec la dualité et les inversions en multipliant les paradoxes, le point de départ étant la frontière flou entre le beau et le laid. De cette base, apparaît naturellement l’effet de répulsion vécu par les spectateurs qui peut être provoqué par le caractère répugnant des personnages ; mais on peut aussi ressentir une attirance indescriptible pour ce spectacle. La souplesse et la rigidité se mêlent ; les fusions et effusions de fraternité se transforment en violence et haine dans un temps réduit. M. Marin s’inspirant beaucoup de Beckett, il est logique que le langage du corps s’articule avec celui des mots puisque on a pu qualifier les œuvres de l’auteur de « texte de gestes ». Enfin, la pièce est sans aucun doutes tragique mais ponctuée de passages grotesques, d’un comique proche des comédies antiques ou de la Commedia dell’Arte.
L’effet de cycle, le côté carnavalesque ou encore l’apparition de trio rappelant des figures mythologiques telle que les Parques, les Furies ou les Gorgones amènent enfin à réfléchir sur la temporalité de la pièce. Qui est ce peuple de la nuit qui marche ensemble : est-il oublié depuis longtemps ou vient-il de naître ? Un peuple fantomatique en haillons semblable à celui de La Nef des Fous, une oeuvre de Jérôme Bosh, et qui semble participer à une farandole moyenâgeuse ? Marie-Agnès Gillot dit que « May B., c’est le corps tout imprimé d’histoire, et l’histoire ruinant les corps.»
Le retour à l’archaïque est en fait un moyen de célébrer l’organique : les carnavals et farandoles sont les rares moments de la vie au Moyen-Age où l’église relâchait son emprise sur les âmes et sur les corps. Ces moments étaient en rupture totale avec l’esprit, d’où la sorte de transe qu’atteignent les danseurs. Une fois encore, le lien avec Hikeda est fort car elle aussi questionne les frontières du corps, la volonté de désinhibition. Maguy Marin le confirme : « Ce travail sur l’œuvre de S.Beckett […] a été pour nous la base d’un déchiffrage secret de nos gestes, les plus intimes, les plus ignorés ». Beckett est très important dans ce questionnement du corps : les personnages de la pièce habillés en costumes durant la deuxième partie lui font directement référence (l’homme tenant en laisse un autre sont en fait Pozzo et Lucky de la pièce En attendant Godot). Dans ses pièces, Beckett recentre l’art sur la présence de l’homme au moment présent. Il veut rendre la réalité palpable, c’est le théâtre de l’absurde post-Hiroshima (c’est aussi le but du Bûto, l’autre influence de M. Marin).
May B. est donc une expérience unique dans le paysage de la danse (même contemporaine) et mémorable. Avec cette création, Maguy Marin s’affranchit des conventions et des formes traditionnelles de la danse pour s’aventurer dans un questionnement des limites du corps et de la condition humaine, ce qui ne laisse personne indifférent.