La dernière nuit du monde

Lettre imaginaire du metteur en scène Fabrice Murgia à Laurent Gaudé

Bruxelles, 20 mars 2020,

Cher Laurent,

J’espère que tu vas bien. Je viens de lire ta pièce « La dernière nuit du monde » et j’envisage de la mettre en scène. Le texte me plaît beaucoup et je lui trouve beaucoup d’aspects très intéressants que je souhaite développer avec ma mise en scène, en particulier la dimension politique liée à la « nuit fragmentée ». Cependant je pensais apporter certaines modifications par rapport au texte. Je tenais à t’en faire part pour avoir ta vision des choses.

Tout d’abord, je vois le personnage de Lou comme un personnage beaucoup plus politisé sur la question de la nuit fragmentée. Ton texte met en valeur le fait qu’elle est contre (ce que je trouve très intéressant car elle s’oppose alors à Gabor qui est l’image de celui qui la met en place) ; mais je trouve qu’on ne perçoit pas assez son engagement dans cette question-là. Je pense donc lui attribuer le monologue du leader du MNN, qui est percutant et marquera d’autant plus l’écart entre Gabor et Lou. Je pense également mettre en valeur le fait qu’elle n’était pas par hasard à la manifestation qui lui vaut sa blessure. Car je vois une dimension symbolique au fait que l’action de Gabor soit la cause de son plus grand désespoir. En politisant ainsi Lou, je pense l’opposer davantage à Gabor, mais également lui développer une identité propre. Ainsi, je pense lui rajouter une fibre artistique et faire d’elle un personnage aussi complexe que celui de Gabor.

D’ailleurs, alors que je n’en suis qu’au début du travail, son personnage se dessine pour moi beaucoup plus précisément que les autres. Sa silhouette m’apparait, même son costume : une robe très simple de couleur neutre (beige) plutôt près du corps sans que ce soit sexy, quelque chose de naturel, sans artifice, pour souligner sa distance avec cette société de consommation dans laquelle elle vit, mais qui va lui voler son amour et voler à tous la nuit. De sa présence en scène doivent émaner sérénité et sentiment de paix. Il faudra que je trouve un moyen sur le plateau pour que le spectateur puisse contempler son visage au plus près. Le cinéma sait tellement bien nous rapprocher de l’émotion des visages ! Quant à son jeu, il devra être sobre. Elle est contre cette société de production et de sur-activité. Son rythme physique doit restituer ce calme intérieur, qui correspond à sa vision du monde. L’immobilité – défi à relever pour une actrice – pourrait être une option de jeu. J’ai aussi l’intuition que c’est une artiste,comme je l’ai dit plus haut ; pourquoi pas une chanteuse. Je vois là un intérêt majeur  : chanter certaines parties du texte comme les répliques des Sami ou du Mouvement de la Nuit Noire, c’est les transformer en « Protest song » ; c’est faire de Lou la voix de la révolte et de l’insoumission, la voix du refus du jour prolongé. Je pense aux voix « noires » afro-américaines du blues, du jazz ou de la soul.

Ensuite, j’avais pensé à mettre très peu de comédiens sur scène (uniquement Gabor ou juste eux deux avec Lou) accompagnés d’un écran de rediffusion qui afficherait les différentes interviews télévisées ou encore les apparitions de Vania Van DeRoot. Ainsi je souhaite mettre en valeur les deux personnages que sont Gabor et Lou mais également marquer la solitude et le désespoir de Gabor dans cette frénésie du monde. De plus, cela pourrait ajouter un côté réaliste aux interventions télés, et souligner l’aspect dystopique de ton écrit. J’aimerais que les spectateurs sentent que c’est un futur possible. Pour accentuer ce côté dystopique, j’avais aussi pensé à montrer la pluralité des cultures en faisant apparaître de nombreuses langues et peuples différents (anglais, espagnol, Sami…). Cela donnera un aspect mondialisé à cette « réforme », ce qui, je pense, pourra la rendre plus réaliste.

En gardant uniquement Gabor et Lou sur scène, je souhaite marquer leur séparation, symbolique et physique. J’imagine leur réserver un espace chacun, assez délimité sur scène sans qu’il y ait d’interaction directe entre eux. J’aimerais cependant qu’ils finissent par se retrouver, dans la zone entre leurs deux « territoires ». Cela soulignerait qu’ils bravent leurs limites et parviennent, pour se rejoindre, à franchir les frontières mentales que le projet politique de la reconquête de la nuit a élevées entre eux. Je vois donc le plateau recouvert de fausse neige, ce qui pourrait notamment évoquer le rapport avec le Nord, dernier territoire protégé de la folie des hommes. Cela dit, cette surface blanche pourrait avoir d’autres connotations que je laisse à l’imaginaire du spectateur.

Dernier détail : une scène assez sobre en termes de couleurs. Simplement le blanc et le noir marquant la dichotomie de la nuit et du jour, symboles de Gabor et de Lou. J’aimerais cependant y ajouter la couleur rouge, pour faire notamment référence à la réplique de l’enfant Oracle : « Rouge est la couleur du retour ». Ce serait aussi évoquer le rapport avec le sang et la violence ; mais également avec la vie, et la passion liée à Lou.

Enfin, il faudrait faire apparaître la voix d’Ilma comme une voix qui n’est pas écoutée, pas prise au sérieux. C’est pourquoi je pense diffuser son texte sur l’écran présent sur la scène, avant le début de la représentation, lorsque tout le monde arrive pour s’installer et continue de parler.

Merci vraiment pour ce texte très riche, extrêmement passionnant, qui m’inspire tant d’interprétations scénographiques. J’espère que les différentes idées que je t’ai exposées au cours de cette lettre te conviendront.

Bien à toi,

Fabrice


Ecrit critique d’Elisa