Les élèves de l’option théâtre ont assisté à la représentation de Tous des oiseaux, écrit et mis en scène par Wajdi Mouawad, au théâtre de la Cité à Toulouse au mois d’octobre 2018.
Écrits autour de la pièce :
L’article de Naïs
L’article de Thibault
Wajdi Mouawad est un acteur, dramaturge et metteur en scène libanais ayant vécu au Canada et vivant actuellement en France. Tous des oiseaux est sa dernière pièce, un retour aux grands récits épiques. Il s’aventure aussi sur le territoire de « l’ennemi » : Israël et le conflit qui s’éternise avec la Palestine mais surtout avec le Liban. L’histoire débute avec la rencontre d’Eitan (jeune chercheur allemand en génétique) et de Wahida (jeune new-yorkaise préparant sa thèse sur Wassân, intellectuel arabe du XVIe siècle). La famille d’Eitan, juive, n’accepte pas cette union entre un Juif et cette jeune « Arabe », et en particulier le père, David, qui se montre extrêmement virulent sur le sujet. Mais dans le cadre d’un voyage en Israël qui a pour but de rencontrer pour la première fois sa grand-mère, Eitan est victime d’un attentat et est plongé dans le coma.
La chronologie de l’histoire s’inscrit d’ailleurs dans un contexte historique précis : le personnage de David naît en 1967 pendant la Guerre des 6 jours tandis certains personnages se séparent à l’issu de l’opération « Paix en Galilée ». Enfin, le cadre de l’action se situe en 2017.
L’un des préceptes théâtraux de Mouawad est qu’il veut que « le spectateur se sente immergé dans l’histoire[1] ». A l’encontre de Brecht, son intention est de « happer le spectateur » afin de privilégier les émotions. Il ajoute : « Je ne crois pas que cela vaille la peine de se déplacer au théâtre si ce n’est pas pour être bouleversé ».
Il met alors en place un schéma qu’il utilise dans la majorité de ses créations : « Le début commence toujours par la fracture d’un des personnages. Un quotidien tranché. […] La question de la crise va nécessairement surgir ». L’attentat est donc ici l’élément tragique intervenant dans le quotidien. Le mot crise est significatif : son étymologie veut dire à la fois »manifestation violente » et »décision », »choix ». En effet, les crises sont en réalité multiples : les véritables origines de David ou encore la révélation identitaire de Wahida. L’histoire est dense et forte, ne laissant pas le spectateur indemne. Il n’y a aucune complaisance dans les représentations, comme la scène du viol par exemple.
Mais cette volonté d’émouvoir en happant le public se traduit aussi dans plusieurs domaines de la mise en scène.
Le cosmopolitisme linguistique tenait W. Mouawad à cœur, et la pièce (sous-titrée en français) est donc jouée en quatre langues différentes : l’Anglais, l’Allemand, l’Hébreu ainsi que l’Arabe. Ce parti pris apporte du relief aux scènes : durant le conflit entre David et Eitan, le père s’exprime en Hébreu tandis que le fils lui répond en Allemand, ce qui met en valeur l’opposition.
La musique utilisée lors de cette pièce est divisible en deux formes. La première est la musique « assumée » jouée par des instruments tels que le violoncelle, renforçant la forme épique et tragique de certaines scènes ; aux instruments à cordes classiques s’ajoutent des instruments plus traditionnels comme la cithare. Mariant donc la musique classique et traditionnelle du Moyen-Orient, Mouawad rappelle sa volonté de multiculturalisme. De plus, l’élément musical est manié de sorte à amplifier la puissance de chaque scène : la musique s’interrompt brusquement durant le repas opposant David a son fils, augmentant la tension, et s’amplifie durant la scène du viol de Wahida, le rendant insupportable.
La deuxième forme « musicale » est constituée de sons (bruits, vibrations, résonance) ou nappes sonores musicales discrètes, participant à l’ambiance et travaillant à l’émotion du spectateur. Certains marquent l’esprit : on retient les avions qui passent au-dessus de la scène dans un fracas assourdissant, les »bip » des appareils médicaux de la chambre d’hôpital, l’explosion ou encore la télévision qui projette les actualités avec violence.
L’image et les couleurs aussi participent grandement à appuyer chaque scène : lors de la rencontre entre Wahida et Eitan, les couleurs sont chaudes alternant le bleu foncé, le rouge… Représentant bien ces instants joyeux et légers. Au contraire, durant le repas au cours duquel Eitan aurait dû présenter son amie à sa famille, la lumière est blanche, dure, froide et l’atmosphère n’en devient que plus violente. Enfin, des projections vidéo telles que les mouvements de l’électrocardiogramme ajoutent de la tension. On peut aussi déceler une modification majeure dans un des costumes, celui de Wahida, qui met en perspective l’évolution du personnage. Dans la première partie, Wahida est habillée en robe rouge tandis qu’après le réveil d’Eitan, elle apparaît en jeans, les cheveux courts. Elle quitte donc progressivement un archétype féminin pour aller vers une posture plus neutre. Cette évolution traduit sa profonde transformation interne.
L’histoire et les éléments de mise en scène participent donc à la force de la pièce. Mais Mouwad intègre en plus une particularité qui lui est propre. Sa vie personnelle est empreinte de diversité et il tenait à ne pas faire « une histoire linéaire, mais une fragmentation. » Le rythme est effectivement particulier comprenant des ralentis, des arrêts sur image (durant l’explosion), des analepses (quand David redevient jeune devant l’emplacement de son ancien petit piano) et même des superpositions de plusieurs temporalités : quand Wahida raconte le repas de la famille juive à Leah (la grand-mère d’Eitan), les deux personnages se déplacent autour de la scène en question comme des spectatrices invisibles aux autres personnages. Plus tard, l’intellectuel Hassan Ibn Muhamed el Wassan en personne se matérialise sur scène pour intervenir dans l’action… puisqu’au théâtre « les images font offices de miracles, d’apparition fantomatiques ».
Ces choix de mise en scène concourent à produire un récit grandiose : « Tant qu’à raconter des histoires au théâtre, autant que ça soit énorme, gigantesque romanesque ! Sinon ce n’est pas la peine… » Participant à cet aspect épique voulu par le dramaturge, Tous des oiseaux s’articule autour de deux légendes. Celle de Wassan, dit Léon L’Africain, arraché à son pays et converti de force par les Catholiques au XVIe siècle ; et celle de l’Oiseux Amphibie, légende persane. Cette dernière raconte la mutation d’un oiseau qui devient capable de vivre sous l’eau parmi les poissons. C’est une métaphore parlante sur le monde et le rapport à l’Autre, l’ennemi. Cette inclusion au texte complète l’histoire et permet à Wahida de comprendre véritablement le sujet de sa thèse.
Finalement, aller voir Tous des Oiseaux, c’est être bouleversé positivement en étant immergé dans l’histoire et s’approprier des réflexions sur l’identité, la transmission aux générations suivantes des histoires passées, ou encore sur la vérité.
J’ai adoré la forme du spectacle et ses partis pris ainsi que la beauté du texte qui m’a donné envie d’approfondir mes connaissances de l’œuvre de Wajdi Mouawad.
[1] Les paroles de Wajdi Mouawad sont extraites d’un entretien avec Sylvain Diaz, Avec W. Mouawad, Tout est écriture, Léméac /ActesSud
Tous des Oiseaux
par Tellia
La représentation de Tous des oiseaux est une immersion dans l’œuvre bouleversante qu’est Le Théâtre de Wajdi MOUAWAD. Né au Liban le 16 octobre 1968, il quitte sa terre natale à l’âge de huit ans à cause de la guerre civile. Son exil le conduit ensuite à Paris avec sa famille puis au Québec en 1983. C’est donc dès l’enfance que MOUAWAD fait face à un pluralisme culturel qui inspire des œuvres rythmées par la diversité. D’ailleurs l’intégralité des comédiens de ce spectacle parlent couramment les langues qu’ils utilisent dans la pièce et sont de la même origine que leur personnages. On voit ici une véritable quête de l’authenticité.
Tous des oiseaux est la première pièce que nous avons vue cette année…. ou plutôt, que nous avons vécue, car oui, cette expérience plaçait le rôle du spectateur bien plus haut que le simple fait d’être diverti. Nous étions à l’intérieur de la pièce qui, elle, nous guidait à travers beaucoup d’histoires. D’abord, celle d’Eitan, un jeune homme juif vivant à New York, en conflit avec sa famille très attachée à l’Histoire juive, qui est donc révoltée par le fait qu’il soit tombé follement amoureux de Wahida. Elle, c’est une jeune femme arabe, en conflit avec elle-même et dont la beauté n’a d’égal que l’intelligence et la fascination pour l’homme qui fait l’objet de sa thèse, Hassan Ibn Muhamed el Wazzân, plus connu sous le nom de « Léon l’Africain ». Diplomate, voyageur et historien arabe né à la fin du XVe siècle, il est forcé de se convertir au Christianisme pour être libéré des mains du Pape Léon X, après avoir été capturé par des corsaires chrétiens, de retour d’un pèlerinage à la Mecque. La relation entre ces trois personnages est le fil rouge qui liera ensemble toutes les autres histoires.
Pour écrire cette pièce MOUAWAD s’est inspiré du mythe de L’oiseau amphibie, l’histoire de cet oiseau fasciné par l’Inconnu qu’il voyait dans les poissons d’un lac qu’il survolait toujours, sans jamais pouvoir les rencontrer, averti par sa tribu du danger que cela engendrerait. Seulement l’envie le dévorant, il y est allé. Il a plongé dans le lac et a dit aux poissons, à son arrivée, « je suis des vôtres », quand soudain lui sont apparues des branchies. Ce mythe traite des sujets pour lesquels le metteur en scène a beaucoup d’intérêt et est exploité sous tous ses aspects par MOUAWAD. Plusieurs de ses personnages sont, par analogie, l’oiseau amphibie. Il y a avant tout Eitan, prisonnier de son histoire qui est lui aussi mis en garde par son père du risque de rompre la perpétuation de l’héritage juif en s’unissant à une Arabe. Son amour pour Wahida est si fort qu’il se jette quand même dans le lac, il vit une histoire d’amour avec une Arabe et s’y sent à sa place : il lui pousse des branchies. On peut également relier à ce mythe Edgar qui malgré le conflit israélo-palestinien qui rend les rapports entre israéliens et arabes très difficiles, adopte un bébé arabe qu’il trouve dans une maison palestinienne et le nomme David mais dont il n’assume pas les origines.
Ces liens entre les histoires m’ont donné, en tant que spectatrice, une sensation de confiance car je me sentais capable d’identifier les procédés du dramaturge donc j’étais plus impliquée dans la pièce.
La pièce est découpée en quatre parties, « Oiseaux de beauté », « Oiseaux de malheur », « Oiseaux du hasard » et « Oiseau amphibie ». Chaque titre éclaire une dimension de la pièce.
La beauté a une place centrale dans l’œuvre. Elle est présente en Wahida qui se détachera, au fur et à mesure des scènes, de l’aspect physique que l’on attribue à ce mot à son sujet. On peut aussi la voir à travers Eitan qui s’estime pourtant dénué de cette perfection plastique.
Le malheur donne aussi son rythme à la pièce. Il est identifiable en chacun des personnages : le malheur d’un père attaché à une histoire à laquelle il s’identifie mais que son fils refuse de considérer comme le diktat de la vie ; celui d’une jeune femme qui essaie de s’immerger dans l’histoire de quelqu’un d’autre pour ne pas avoir à faire face à celle qu’elle rejette depuis toujours, la sienne. Il y a aussi celui de Leah qui ne peut traduire ses profonds regrets que par le sarcasme, une dérision qui donne tout de même à la pièce une sorte de respiration. L’émotion passe alros d’une couleur sombre et lourde à quelque chose de plus léger pendant quelques instants. C’est comme si les battements de cœur projetés sur les murs mimaient les changements de ressentis chez le spectateur.
Le hasard quant à lui, offre beaucoup de rebondissements à la pièce. C’est grâce à lui que se sont rencontrés Wahida et Eitan. Cette rencontre étant l’objet de la première scène, le hasard va guider une scène vers une autre jusqu’à la dernière.
Enfin, l’oiseau amphibie : il représente beaucoup, le vécu des personnages, le sentiment d’étrangeté des nations entre elles mais surtout des personnages à eux-mêmes. C’est de ce sentiments que découle la phrase symbolique de Wahida : « I AM AN ARAB ». C’est une phrase d’émancipation. Quand elle est prononcée, elle retentit comme des mots de libération ; elle n’est plus enchaînée à des stéréotypes et elle se rapproche de ses racines : elle est Arabe.
L’aspect symbolique de la pièce est fortement soulignée par la mise en scène.
En premier lieu, MOUAWAD a réalisé un travail de rythmique époustouflant. La musique a un rôle majeur dans l’œuvre. Elle sert à installer une atmosphère ralentie quand les personnages se retrouvent sur la scène par leur présence physique ainsi que hors de la scène par leur statisme ou leur ralentissement. La musique passe de cet effet de pesanteur, de suspens avec des instruments à corde, à des explosions énormes et surprenantes.
Des bruits d’avions, de bombes, parfois même de télévision, servent à impliquer, immerger le spectateur dans le vécu des personnages. Nos cœurs battent fort pendant ces explosions. Ils accélèrent, palpitent avec inquiétude au son de la mort. Il y a comme un effet d’échos, de vibration, de résonance. L’expérience semble partagée entre le spectateur et le personnage. Nous sommes, ensemble, en pleine traversée.
Les murs mobiles redessinent l’espace scénique et miment également le mot « Traverser » omniprésent dans chaque dimension de la pièce : les traversées d’époque (de David adulte à David plus jeune), les traversées de lieux (des USA à Israël ; d’Allemagne aux USA ; d’Israël en Allemagne ; d’Israël en Palestine …). Ces passages sont manifestes par les transitions chromatiques – de couleurs froides sur mur droit à couleurs chaudes sur mur concave. C’est une mobilité que nous retrouvons dans les meubles. Par exemple la table qui est utilisée comme table de bibliothèque au début est aussi la table pour le repas de famille, un brancard et un lit d’hôpital. De plus, MOUAWAD utilise de simples chaises pour représenter une salle d’attente ainsi qu’un repas de famille.
La mise en scène est aussi très intéressante quand il s’agit d’illustrer la mort, la violence ou même le coma. Prenons l’exemple de la discussion qu’a David avec lui-même pendant le coma de son fils : il semble qu’il l’a avec Eitan qui lui est assis au bord de son lit d’hôpital. Le spectateur se sent, à ce moment-là, plongé dans une intimité profonde.
La lumière et les couleurs jouent aussi des rôles importants. Elles marquent les changements de lieux et d’ambiance : bleu à l’hôpital, rouge en discothèque, blanc agressif pendant ce dîner très hostile. Dans la scène du viol, Wahida est fortement exposée, non seulement par l’abus de pouvoir qu’elle subit, et par sa nudité mais surtout par ce carré de lumière blanche et agressive, qui l’entoure.
Enfin la symbolique de la lumière et des couleurs prend une dimension métaphorique lors de la dernière scène : celle des adieux. Cette scène est accompagnée d’un grand écran bleu ainsi que de deux murs formant un angle étroit qui donne une impression de tunnel, de secret, mais qui est aussi impressionnant par sa couleur et son immensité. Cela peut représenter une infinité de choses : le mur de séparation israélo-palestinien, une porte vers les cieux qui offrent finalement le repos ou encore la tombe de David qui part en acceptant sa vérité.
« Ce n’est pas la vérité qui a crevé les yeux d’Œdipe, c’est la vitesse à laquelle elle est arrivée ». Voici une phrase, prononcée par Norah, qui reflète tout l’enjeu de vérité, mensonge et non-dits dans cette pièce. Il y a la vérité et sa quête, la vérité et son déni. L’ouverture se fait avec le personnage de Léon l’Africain offrant son livre à Wahida qui tout au long de la pièce cache son mal-être face à sa propre histoire, derrière la recherche acharnée de la vérité d’autrui : celle d’Eitan et sa grand-mère et celle de David, le bébé arabe.
C’est seulement dans les dernières scènes de la représentation qu’elle parvient à aimer ses origines arabes, à trouver sa vérité. Avant cela, elle se situait dans l’illusion, privilégiant l’image de la jolie fille à celle d’une femme forte et fière de son histoire. Cette évolution est même visible dans son costume qui passe d’une robe rouge fluide et pleine de féminité soulignée par sa longue chevelure, à des vêtements plus neutres et une coupe courte.
Dans cette pièce, chaque personnage incarne une vérité ainsi qu’une manière de la dissimuler. Le personnage de Leah par exemple, pleine d’humour et d’indifférence en surface, cache une souffrance et de profonds regrets. C’est un mouvement qui est souvent rencontré dans la pièce : la transposition du comique au tragique.
La sensation de non-dits, quant à elle, crée cette atmosphère pesante et tragique qui habite également les personnages, comme dans le repas de famille où David exprime le déshonneur qu’il ressent à l’annonce de la relation entre son fils et Wahida. La tension est alors plus que palpable, la lumière agressive tout comme le ton de David.
Le thème de la vérité est souvent lié au Temps, au passé de chacun et à l’Histoire. D’ailleurs MOUAWAD a traité le temps d’une manière très inclusive pour le spectateur. Il a utilisé des flash-back pour introduire le passé dans le présent et expliquer l’un par l’autre, comme le retour sur l’enfance de David qui est mis en scène par un simple changement de lumière. David est donc passé de l’homme brave et fier à l’enfant.
Le rôle de Wahida dans la question de la vérité est aussi très important. Elle est présente du début à la fin : de sa recherche de la vérité sur le père de David à la scène symbolique de sa mort où il trouve la paix grâce à elle, qui lui a présenté l’histoire de Hassan Ibn Muhamed el Wazzân. David a pu se reconnaître dans cette histoire et donc trouver sa vérité. Wahida a donc joué le rôle de médiatrice.
Somme toute, Tous des oiseaux est une œuvre centrée sur l’identification. En passant du mythe à la réalité du rapport d’étrangeté entre les Hommes, Wajdi MOUAWAD a su captiver le spectateur à l’aide de variations de genre. Nous avons vécu le comique et le tragique, le croisement des histoires personnelles avec l’Histoire et l’actualité du conflit israélo-palestinien. Les éléments de mise en scène en accord avec son idée du Théâtre de transformation et de non-distanciation face au spectateur nous ont permis de nous sentir impliqués, immergés dans la pièce. MOUAWAD dit vouloir constamment « bouleverser » le spectateur. Et il y parvient ! La mise en perspective de l’intrigue par les questions de la vérité et du mensonge, de la vérité et de l’illusion, de la vérité et du déni a généré un véritable chef-d’œuvre théâtral.
Tous des oiseaux, Wajdi Mouawad
par Alexandra
Tous des oiseaux, nouveau chef-d’œuvre offert par l’auteur et metteur en scène libano-québécois Wajdi Mouwad, a été joué le mercredi 3 octobre 2018 au théâtre de la cité à Toulouse. Durant quatre heures, se déroule une pièce prodigieusement mise en scène, que nous ne pouvons voir que de l’intérieur. Joués par huit comédiens venant tous d’horizons différents, les personnages vont user de quatre langues pour nous permettre l’accès à l’intelligence et à la poésie de ce texte écrit en 2018. L’Arabe, l’Hébreu, l’Allemand et l’Anglais forment une diversité culturelle et linguistique dans ce spectacle. Elles s’associent tout au long de celui-ci pour traiter de sujets tels que l’identité, la vérité, le secret ainsi que le conflit israëlo-palestinien. Mouwad, à partir de désastres successifs et de questionnements sur soi, les autres, ce qui devrait être accepté ou non, a cherché à rencontrer l’Ennemi, à approcher toutes ces frontières immatérielles qui divisent, pour les rendre aussi insignifiantes que la notion d’identité qui ne cherche, elle aussi, qu’à diviser lorsqu’elle sert de justification à l’intolérance.
La pièce, découpée en quatre actes, débute avec la fixité de Wahida, jeune doctorante d’origine arabe jouée par Souheila Yacoub. Elle apparaît dans un espace scénique épuré et simple. Une bibliothèque est projetée sur de longs blocs mobiles utilisés tout au long du spectacle, ayant une portée parfois métaphorique par l’analogie avec un mur dont la fonction est de séparer. Mais ils permettent, avant tout, de projeter les traductions des différentes langues utilisées sur le plateau. Les traductions, ici, sont nettes, accessibles au public et donnent accès à la beauté du texte originel. Devant ces blocs, une table de travail et, disposés dessus, une lampe, un livre ancien. Cette table sert de transition par sa métamorphose. En effet, l’esthétique de la mise en scène de Tous des oiseaux, repose en partie sur la mobilité et la transformation des objets scéniques, suivant le cours changeant des événements. Les chaises, par exemple, ne représentent au début que de simples objets pratiques puis servent, par la suite et à plusieurs reprises, à exprimer la colère, la rage de certains personnages. Les objets constituant l’ensemble de l’espace scénique sont en nombre réduit mais ont un grand intérêt, propre aux situations autour desquelles les personnages s’animent. Et toujours, ces mouvements, concernant non plus le matériel mais les corps, sont traités de manière très intéressante. Ils créent des rythmes différents changeants, passant de la fixité (dont celle de Wahida au tout début), au ralentissement, comme c’est le cas lors des dernières images quand David, le père d’Eitan, héros de la pièce, traverse le plateau avec lenteur, appuyant l’importance, le poids dramatique de la scène. C’est aussi le cas au moment de l’explosion, lorsque Wahida et Eitan dansent dans un club sur une musique saccadée. Ces rythmes permettent de léguer aux corps l’expression des sentiments des personnages, ou encore de traduire une atmosphère avec un langage corporel sincère et très parlant pour le spectateur.
La musique et le son sont des aspects des choix de mise en scène à ne pas omettre d’évoquer. Pour souligner l’apaisement lors de la rencontre entre Wahida et Eitan, des musiques composées au piano ou au violoncelle sont jouées ? Au contraire, d’autres événements, plus tragiques, par exemple dans la scène entre Wahida et une soldate, au cours de laquelle des violences sexuelles sont représentées, en deviennent insupportables par l’intensification, la dramatisation apportées par des musiques plus « lourdes ». Cependant, elles restent, la plupart du temps, inscrites dans la tradition Moyen-Orientale ou dans son contexte actuel avec l’accompagnement de bruits, de vibrations, tels que ceux des avions militaires, faisant de l’expérience du comédien, celle du spectateur également.
Mais l’atmosphère n’est pas seulement suggérée par les sons. Les lumières et les couleurs, toujours monochromes, nous donnent instinctivement l’aspect positif ou négatif des scènes. Parmi les couleurs utilisées, il y a le rouge, le bleu, le gris et même parfois le vert. La dernière image contient une douche de lumière éclairant une pierre tombale, celle de David mais aussi de toutes celles et ceux, tués d’une certaine manière aussi par l’intolérance, donnant donc un côté métaphorique à l’éclairage. Celui-ci aide, en fait, à souligner un état, une émotion.
Est soulignée également, l’appartenance à une culture, à des origines par les habits. Lors des festivités juives, les personnages masculins présents portent des kippas, des costumes noirs et blancs, sobres, en accord ici avec leur croyance et leur sentiment d’appartenance. Pour le personnage de Wahida, le costume souligne un désaccord entre son apparence, très féminine et la personne qu’elle a choisi d’être, mais qui s’est perdue dans la superficialité. Par la suite, elle coupe ses cheveux et la robe qu’elle portait jusqu’ici est remplacée par un t-shirt et un jean. C’est donc grâce et à travers ses habits que nous percevons son évolution.
Un dernier élément de mise en scène reste à évoquer: les flash-backs, permettant la transformation du récit, qui ici reste fluide, accessible. Ils interviennent souvent lorsque les blocs ou les objets se mettent en mouvement. Les flash-backs peuvent également être perçus à travers une gestuelle qui change. Le personnage de David passe de l’âge adulte à celui d’enfant par le simple fait de s’accroupir, d’adopter une certaine attitude, nous faisant réellement voir le jeune David, sans aucune difficulté.
Ces co-présences du passé et du présent, éléments cruciaux et travaillés de la mise en scène de Wajdi Mouwad, permettent d’articuler toutes ces réflexions autour de l’identité, la vérité, le secret, et, au cœur de ces désordres familiaux et personnels, le conflit israëlo-palestinien. Accompagné d’une mise en scène sublimement réussie, de grandes interrogations vont prendre racine dans le parcours des personnages et dans le nôtre, celui de spectateur.
Le spectacle débute avec l’histoire d’amour naissante entre Eitan et Wahida ; suit le coma dans lequel le jeune homme tombe à la suite d’une attaque terroriste sur le pont Allemby, entre Israël et la Jordanie. C’est donc autour de cet événement que vont s’exprimer les interrogations sur la communication à travers les langues, la question de la transmission de l’Histoire ainsi que celle qui reste familiale, le rôle de la vérité et du secret, la recherche de soi et des autres.
Les langues se mélangent entre elles tout au long du spectacle, en revanche, moins entre les personnages venant d’origines différentes. Il y a d’un côté l’Anglais, langue de communication, utilisée pour dire les formalités, parlée par tous les personnages. De l’autre, l’Arabe, parlé par Wahida et Wâssan, un intellectuel arabe du début du XVIe siècle ; l’Hébreu, parlé par le père, les grands-parents d’Eitan et lui-même. Ce personnage parle également l’Allemand, langue transmise par sa mère, Norah. Si l’Anglais est présent pour que tous les personnages parviennent à se comprendre, les autres langues, héritées des origines servent plus à exprimer les émotions telles que la colère, la douleur, la tristesse… Ce mélange linguistique permet le réalisme et enrichit le texte par la beauté de cette diversité. Le public transporté par cette pluralité linguistique, nécessaire, venant d’héritages différents, peut ainsi élargir sa vision au monde.
Le sujet de la transmission s’étend à celui de l’Histoire. Celle que possède une famille, à travers les générations mais aussi celle des individus ayant une origine en commun. Cette question de la transmission pose problème lorsque l’individu confond identité et origine. Le repas du Seder en est un parfait exemple. Pour le père d’Eitan, l’on est ce d’où l’on vient, c’est pourquoi il refuse avec violence la demande de son fils d’épouser Wahida (qui a des origines arabes), faisant écho à la célèbre pièce de Roméo et Juliette. Convaincu d’être juif, David rabâche, encore et encore, les événements de la Shoah comme s’il les avait vécus, engendrant des discours haineux, débordant d’intolérance envers les étrangers à son groupe d’origine, croit-il . Les frontières, ici, apparaissent dans ce genre de propos. Eitan dont la raison n’a pas cédé à la haine, ne comprend pas pourquoi son père persiste à traîner, et faire traîner à son entourage les chaînes du malheur subi par ses ancêtres. Face à la colère de son fils, David cesse son discours sur les Camps de concentration, ne sachant quoi répondre à la question d’Eitan : «Pourquoi s’y attacher lorsque l’on n’y connaît rien?». Ces incompréhensions familiales, nombreuses dans la pièce entretiennent un héritage de violence, qui ne pourra se changer en paix, si l’on ne garde que celle-ci en nous et participent au tragique qui pèse sur tous les personnages.
En effet, cette notion de transmission possède une valeur universelle, intemporelle. Mais Tous des oiseaux, s’inscrivant dans une période contemporaine, traite du conflit actuel entre Israël et la Palestine. Ces conflits, omniprésents à travers les discours haineux, les tristes nouvelles des journaux télévisés annonçant les morts de civils, laissant entendre la souffrance dans les cris de ceux qui restent, sont le déclenchement, le noyau de l’intrigue. C’est autour du lit où repose dans le coma Eitan, que ses parents et ses grands-parents vont se réunir, à contre-cœur, pour pleurer les conséquences d’une guerre absurde générées par des idéologies dont certains tel que David, sont partisans ; mais aussi pour assumer et prendre conscience des certaines choses. Cet espace-temps suspendu permet également de dévoiler les chagrins identitaires des personnages, leur malheur et leurs interrogations, remettant sur le tapis les secrets qui font partie de chaque famille. La vérité doit-elle éclater ? Le confort de l’illusion identitaire est-il préférable à la vérité, aussi effrayante et dévastatrice soit-elle ?
Le rôle de la vérité est au cœur de ce drame. Par ironie du sort, on apprend le mensonge autour duquel toute la vie de David est fondée. Il fait en réalité partie d’un peuple palestinien qu’il a toute sa vie haï, avec une force et une conviction considérable. Poussé par une identité illusoire, construite à partir d’une origine illusoire, il n’a jamais cherché à aller vers ceux qu’il considérait autres. Leah, la grand-mère d’Eitan d’origine israélienne, jouée par Leora Rivlin, était seule, avec son ex-mari, Etgar à détenir ce secret, en partie objet de leur séparation. Réside en elle la souffrance de cet exil familial pour n’avoir pas su dire la vérité à un fils, avec lequel elle n’aura partagé que très peu de moments. Elle se retrouve, un jour de visite, dans la salle d’attente avec Norah, venant elle aussi visiter son fils. Celle-ci étant psychiatre et psychanalyste, redoute les effets de la vérité, qui selon elle, nécessite un temps, une manière de l’annoncer. Cette manière d’envisager la vérité est soulignée par la suite, par une analogie avec Œdipe. «Ce n’est pas la vérité qui te tue mais la vitesse à laquelle tu reçois cette vérité». Ici, la vérité est à l’Homme ce que l’épée est aux yeux d’Oedipe. Elle supplie donc la mère d’adoption de son mari de ne rien dire. Le masque de l’indifférence et du cynisme derrière lequel se protège Leah, personnage rempli d’humanité, lui fait répondre qu’elle est trop vieille et bien trop fatiguée de tous ces secrets pour encore rester dans le silence. Mais ce ne sera pas elle qui annoncera à David qu’il a en fait été recueilli dans une boîte à chaussures, abandonnée au milieu des décombres laissés par le passage d’une guerre. C’est Etgar, son père, qui en prend la responsabilité. David, dans un premier temps, ne veut pas y croire mais son rire nerveux laisse vite place à une crise de nerfs. Admettre qu’il vient du camp ennemi n’est pas supportable. L’identité, qu’il s’était construite durant toute sa vie, s’effondre d’un seul coup, et c’est justement la vitesse à laquelle a été prononcée cette vérité qui sera reprochée à Etgar par presque toute la famille. David ne s’en remettra pas et restera muet. Néanmoins, cette tournure tragique permet de délivrer un dernier message, primordial : celui de l’acceptation des autres et de soi.
Cette notion d’acceptation est d’abord très présente dans le personnage de Wahida. D’origine arabe, elle tente, dans une grande partie de la pièce à renier celle-ci, de l’occulter. Elle l’accepte finalement, préférant assumer tragiquement ses origines. Elle rompt avec Eitan, sorti du coma et retourne dans son pays d’origine : «J’ai été de l’autre côté du mur, j’ai marché au hasard dans la poussière de la Palestine et j’ai eu l’impression de rentrer chez moi». Ces deux personnages se voient tous deux rattrapés par une réalité historique qui semble être encore plus forte que leur amour réciproque.
La pièce se termine avec la narration du mythe de l’oiseau amphibien par Wâssan, Léon l’Africain, joué par le comédien Syrien Jalal Attawil, qui a subi le régime tyrannique de Bachar-Al-Assad. Ce mythe d’une grande beauté poétique est raconté en arabe, langue de l’origine véritable de David. Aussi étrange que cela puisse paraître, David comprend tout ce qui est dit et écoute avec émotion, jubilation le récit de la transformation d’un oiseau. Cet oiseau, dépassant les préjugés, les barrières invisibles de l’esprit, va à la rencontre du monde aquatique, différent du sien, pour en découvrir la beauté. Des ouïes, figures de l’acceptation et de la tolérance, lui poussent. C’est à la fin de ce mythe que David se retire de la vie par une petite porte sur laquelle les personnages viennent s’appuyer comme pour s’imprégner de tout ce que peut représenter l’acceptation, métaphorisée en une dernière image, celle d’une douche de lumière éclairant une pierre déposée sur la scène par Eitan.
Tous des oiseaux est né d’une rencontre entre Wajdi Mouawad et l’historienne Natalie Zemmon Davis. L’auteur explore à travers cette œuvre cruelle, violente mais contemporaine toutes les facettes du conflit judéo-palestinien à travers huit personnages, tous torturés par des identités meurtries. Mouawad réussit avec talent à dénoncer une Histoire en manque de communauté, d’acceptation, qui prend racine dans une confusion entre l’identité n’étant qu’un «rêve» et les origines. Notre rapport à l’autre, «l’ennemi», est souvent conduit par la haine.
C’est pourquoi ce chef-d’œuvre est nécessaire. Sinon, comment l’Homme réalisera-t-il qu’il est capable, tel cet oiseau qui se voulait poisson, de nager dans la beauté qui se trouve en l’Autre ?